Mémoires mêlées : Scène en 4 actes

27 mars 2020     

Histoire du quartier, histoire de vies.

Jean-François Picaut nous invite à lire (ou relire) ce texte qu'il a écrit il y environ 20 ans. Ce texte nous conte la vie sur le quartier Francisco Ferrer/Landry/Poterie il y a quelques décennies. Merci Jean-François pour ce document fort riche et passionnant.

Jean-François est décédé le 28 janvier 2022 à l'âge de 73 ans. 
En sa mémoire.


Photo Gérard Boisnel

Mémoires mêlées

Texte pour quatre voix et un magnétophone muet. Ecrit par Jean-François PICAUT, d’après la parole d’habitants du quartier 7 de Rennes, recueillie par
Céline JOUVIN.
Mis en scène par Le Théâtre du Cercle.
Interprété par Gweltas CHAUVIRÉ, et ses camarades.




Premier tableau 

Le lieu scénique évoque un café, à une table un personnage est assis face un magnétophone. Les autres personnages, des consommateurs, attablés à d’autres tables, entrent progressivement en action. Deux voix d’hommes (H1 et H4) et deux voix de femmes (F2 et F3)
Voix H1: Je vais vous demander une chose très difficile, vraiment, ma chère Céline. Si, si, ne protestez pas. Vous allez tenter d’imaginer une période que ni vous, bien sûr, ni vos parents, sans doute, n’ont connue : les années d’avant-guerre et, plus particulièrement, la fin des années vingt ou le début des années trente.

Il faut vous figurer que vous avez devant vous non un vieil homme mais un jeune garçon d’une douzaine d’années en culottes courtes. Il fallait, en effet, avoir au moins 11, 12, voire 13 ans pour porter des pantalons longs. En cas de chute ou de glissades : c’étaient les genoux qui trinquaient et, au retour à la maison, pas d’antiseptique ; la maman vous désinfectait à l’eau bouillie !

Si nous étions en hiver, je porterais une pèlerine. C’était une sorte de cape sans manches, mais avec un col, relativement longue et qui se boutonnait sur le devant. Elles étaient d’un bleu très foncé, presque noir : pratiquement tout le monde portait ça.
Les vêtements pour les enfants, à cette époque, avaient un petit air d’uniforme. Quand je regarde les enfants maintenant, ils portent des couleurs très variées, à ce moment-là tout était le plus souvent dans les tons gris ou noirs.

Voix F2 : Permettez-moi, cher monsieur, de vous contredire. Il faut nuancer, au moins pour les filles. Peut-être était-ce déjà de la coquetterie mais beaucoup d’entre nous, pour peu qu’elles aient eu une couturière dans leur famille ou dans leurs connaissances, portaient des blouses-robes autrement seyantes que les sarraus de rigueur et autrement plus colorées !
Je veux bien vous faire une concession pour les chaussures : il était bien rare, l’hiver, d’échapper aux galoches, ces chaussures à semelle de bois.

Voix H1 : Vous pourriez y ajouter la coiffure. Nous, les garçons, ne connaissions que le béret bien appliqué et c’était d’une inélégance, je ne vous le dis pas !

VoixF2 : Ça, je vous l’accorde volontiers.

Voix H1 : Ah, ma chère Céline, vous avez l’air bien étonné mais ce que vous aurez encore plus de mal à imaginer c’est qu’on n’avait jamais à disposition de jouets fabriqués, achetés. Nous les fabriquions nous-mêmes avec un rien. Avec un bout de bois, une planche, un bout de fer, on faisait un petit train.

Tenez, en guise de luge ou de skate-board, on utilisait des caisses à savon dans lesquelles on pouvait s’installer pour se déplacer à la manière des culs-de-jatte d’autrefois. On leur fabriquait une sorte d’essieu, on y adaptait des roues découpées dans des planches et en voiture ! En partant de la rue de Vern, avec la pente naturelle, on pouvait se retrouver rue de Chateaugiron, à condition de ne pas rencontrer d’ornière ou d’obstacle : il n’y avait évidemment, ni direction, ni frein !

Voix F3 : On m’a raconté que faire de la peinture, acheter de la gouache ou de l’aquarelle, comme ça coûtait trop cher à l’époque, on les fabriquait.

Voix H1 : Absolument, comme nous n’avions pas les moyens de nous les acheter, mon frère et moi, nous fabriquions nous-mêmes nos couleurs.

Voix F2 : Ça, je n’ai pas connu ça.

Voix H1 : Pour cela, on frottait un élément tendre et friable sur un élément dur, le premier finissait par s’user et on obtenait une poudre colorée. En la diluant avec de l’eau, on obtenait une couleur. Avec une certaine sorte de brique, on avait un assez beau rouge, une très belle couleur violette avec certaines pierres de la région comme la pierre de Pont-Réan ou de Monfort, du vert avec des végétaux. Pour donner de la consistance à cette couleur, on la mélangeait avec de la gomme de cerisier, c’est une maladie de l’arbre qui le fait suinter…

Voix F2 : Eh bien, vous aviez des jeux bien délicats ! Nous, dans notre rue, on n’était que deux filles et même si l’école de la rue de Vern n’était pas mixte (il y avait une entrée séparée pour les garçons et pour les filles), on allait quand même jouer avec les gars au foot dans les champs !

Voix H1 : C’est vrai que le foot nous occupait déjà beaucoup, dans la cour de récréation et en dehors.

Voix F3 : On m’a dit que les filles, quand elles gardaient les vaches, tricotaient ou même lisaient…

Voix F2 : Ça nous arrivait aussi. Autrement, on allait ramasser des châtaignes, des noisettes, couper ou ramasser du trèfle pour les lapins, mais ça c’était plutôt une corvée. Et tout le monde jouait aux billes.

Voix H1 : Il y avait des terrains pour ça dans tous les coins de la cour de récréation.

Voix F2 : Les garçons surtout jouaient aussi au cerceau.

Voix H1 : Ah, les cerceaux ! On n’avait évidemment pas le moyen d’en acheter. Alors, on prenait de vieilles roues de bicyclette qui n’avaient plus de rayons, un bout de bois servait à pousser cette roue : c’était vraiment rudimentaire. Pour les diriger, c’était tout un art.

Voix H4 : Je vous écoute depuis un moment et ça me rappelle des tas de choses qu’on m’a racontées. On allait beaucoup à la pêche, en ce temps-là, non ? Vous pêchiez vraiment avec du fil à coudre et une épingle de sûreté ?

Voix F2 : C’était un grand classique pour les garçons : gaule en bambou ou en noisetier, fil de coton solide, épingle de sûreté dont on avait coupé la tête et retordu le corps, un bout de laine ou de chiffon rouge pour appât et en avant pour la pêche à la grenouille…

Voix H4 : Et on prenait quelque chose avec cet attirail ?

Voix F3 : Mon voisin, rue de la Poterie, m’assure qu’il en pêchait de cette façon dans les mares auprès des fermes et qu’il vendait les cuisses à la femme d’un menuisier qui est décédé récemment, pour une pièce de 5 francs et un sucre d’orge…

Voix H4 : C’était sa mère qui les préparait ?

Voix H1 : Ah, jeune homme, on voit bien que vous êtes d’une autre époque ! J’ai vu plusieurs fois mes camarades sectionner les cuisses des grenouilles qu’ils prenaient avec leur couteau Opinel ou Pradel, sans le moindre état d’âme.

Voix F2 : La souffrance des animaux ? Nous qui les voyions, chaque jour, naître ou mourir, nous ne nous posions même pas la question. C’était leur destin, voilà tout !

Voix H1 : Il y a cependant un point sur lequel les choses n’ont pas évolué, si j’en crois mes oreilles. Ça me revient à l’esprit, à l’instant, c’est le goût des pétards.

Voix F2 : Ça c’était vraiment un jeu de garçons !

Voix H1 : On avait des pistolets à amorce. Vous savez ce sont des petites rondelles de papier avec une minuscule charge de poudre à l’intérieur… Un de nos jeux favoris consistait à déposer ces amorces sur les rails du tram. Au fur et à mesure qu’il avançait : Tac, Tac, Tac et Tac, ça éclatait. Un vrai régal, cette pétarade.

Voix H4 : Vous parlez du tramway électrique ?

Voix H1 : Ah, non ! Celui dont je parle, c’était le TIV, le Tramway à vapeur d’Ille et Vilaine. Le tacot, quoi !

Voix F2 : Tout un poème, ce tortillard…

Voix H1 : Tortillard, c’est le nom. Il desservait tout le département et, pendant la guerre, il n’était pas rare qu’il s’arrête en pleine campagne : comme en ville on manquait de tout, le contrôleur descendait et partait au ravitaillement dans les fermes au bord de la voie.

Voix F2 : Dans la côte, rue de Chateaugiron, quand il y avait du verglas, il reculait ou il tirait dur. Parfois, il reculait pour mieux prendre son élan et remonter. Quand il y avait beaucoup de voyageurs, certains descendaient pour le soulager, d’autres poussaient.

Voix F3 : On m’a raconté que sur la ligne qui allait à Paimpont, dans un endroit particulièrement pentu, il y avait un café. Régulièrement, un voyageur du premier wagon descendait, allait prendre une bolée et remontait tranquillement dans le dernier wagon !

Voix F2 : Je ne sais pas si c’est vrai mais en tout cas c’est possible. Moi, mon père me disait : « quand le tacot va passer, tu paies une bolée au chauffeur ». Alors je lui portais sa bolée, il la buvait en montant la côte et me la rendait vide.

Voix H4 : Est-ce que c’est sur une de ces lignes que travaillait Jean Coquelin ?

Voix H1 : Exactement. Sur ces trains à vapeur, il y avait un conducteur et un chauffeur qui enfournait le charbon pour faire chauffer l’eau. Coquelin était chauffeur. Un jour, pour éviter un accident et sauver les voyageurs, il a renversé la vapeur. Il est mort de ses brûlures.

Voix F2 : Il y a maintenant une rue qui porte son nom, près du square Sarah Bernhardt… Ces choses là ne peuvent heureusement pas arriver avec un tram électrique.

Voix H4 : Les rails qu’on voit encore près de la rue Pierre Martin et du Stade des Cheminots, c’étaient ceux du tramway électrique ?

Voix F2 : Oui. Il venait du cimetière de l’est et il regagnait la place de la Mairie par la rue Saint-Hélier. Il permettait aussi de se rendre à Cesson ou à la Robiquette sur la route de Saint-Malo, où on faisait les sorties du dimanche.

Voix H4 : Les rails de la place du Parlement, c’est ça aussi ?

Voix H1 : Oui. Les mauvaises langues disaient qu’il n’y avait plus un pavé sans rail !

Voix F3 : Alors ceux de la Place de la Mairie avant qu’elle soit refaite aussi : ils m’ont fait tomber de vélo plus d’une fois quand j’étais étudiante.

Voix H1 : Moi, le tram, j’en ai plutôt de bons souvenirs. Beaucoup de gens le prenaient pour aller en ville. Les tramways avaient un toit mais souvent c’était ouvert sur les côtés. On montait par l’avant, il y avait le conducteur et, à côté, dans un cagibi, la dame qui poinçonnait les tickets. Pour l’arrêt, il fallait faire signe au wattman ou tirer vous-même sur un cordon qui déclenchait un tintement. Le contact se faisait avec une sorte de perche et, pour changer de direction, il fallait la changer de place. C’était souvent la poinçonneuse qui faisait ça.

Voix F2 : Les jours de fête, on accrochait une baladeuse à l’avant et à l’arrière du tramway. C’était une plate-forme, totalement à l’air libre, pour les gens qui ne trouvaient pas de place à l’intérieur. Quand des jeunes s’asseyaient là-dessus pour resquiller, l’aiguilleuse essayait de les chasser avec la ficelle de la perche. Elle leur criait dessus : « Eh, sales gamins, allez-vous descendre ! »

Voix H1 : Il faut dire que pour les jeunes gens de 13-15 ans, la baladeuse, c’était plus intéressant ! Et puis, ça n’allait pas très vite. On pouvait faire des signes aux gens que l’on doublait sur la rue. Quand il faisait beau, ça pouvait même paraître merveilleux.

Voix F2 : Ceci dit, la station du VAL, moi, je la trouve belle et moderne, ce sera bien mieux que le tramway. Et bien moins dangereux pour les vélos !

Panonceau : Fin du Premier Tableau



Second Tableau 

Même dispositif scénique que pour le premier et toujours 4 voix.

Voix H1 : Je suis bien sûr, Céline, que vous ne savez pas ce que c’est que des gâteaux à la caséine… C’étaient des gâteaux vitaminés qu’on nous donnait pendant la guerre. La nourriture, à ce moment-là, n’était pas très nutritive, alors on nous donnait ça, un certain nombre par jour, en fonction de l’âge, et aussi des espèces de petites pastilles, des fortifiants, quoi. Et puis, ils nous faisaient boire du lait, à l’école. Moi, j’étais réfugié à Miniac-Morvan ; on avait quitté Rennes après le bombardement du 8 mai 1943, j’avais 13 ans.

Voix F2 : Quand une bombe est tombée à l’entrée de l’abri, au bout de la rue Rapatel, maman s’est résolue à nous conduire à la campagne, chez des fermiers où mon père s’était fourni auparavant. J’y suis restée dix-huit mois. Ce n’était pas drôle. Les paysans étaient très, très sévères avec nous : ils avaient des fruits dans leur jardin mais nous n’avions pas le droit d’en manger.

Voix F3 : Vous ne pouvez pas comprendre ce que représentaient les fruits, les légumes pour nous, Céline. Chacun avait son jardin et on n’avait pas de supermarché où acheter des fraises à Noël, mais quel régal de cueillir de la ciboulette, des groseilles, du cassis pour accompagner la tartine beurrée de quatre heures.

Voix H4 : Au bout de notre jardin, il y avait le tas de charbon. Quand on mangeait des pêches, on y jetait les noyaux et il poussait des pêchers dans le tas de charbon.

Voix H1 : Et le goût des premiers radis, au printemps…

Voix F2 : Attention à ne pas embellir : la guerre ne se faisait pas en dentelles et ce n’était pas un jeu. Après trois mois passés à la prison Jacques Cartier pour faits de résistance (il était allé chercher de la dynamite à Saint-Malo pour faire sauter un train de munitions allemand), mon père a été fusillé.

Voix H4 : Evidemment, la guerre était une vraie guerre et la présence de la DCA allemande, tout près de nous, à l’emplacement de l’actuelle station Total, rue de Chateaugiron, aurait dû suffire à nous le rappeler.

Voix H1 : D’ailleurs les bombardements ont commencé dès 40. Ils avaient détruit je ne sais combien de trains. Mais ce qui m’avait frappé le plus, c’étaient les arbres : ils étaient tout déchiquetés au sommet.

Voix H4 : Comme le quartier est tout proche du centre de triage de la SNCF, plaine de Baud, nous avons connu pas mal de bombardements.

Voix H1 : Un ami plus âgé m’a souvent raconté que l’appartement où, jeune marié, il avait vécu quelques mois en 41, avenue du cimetière de l’est, avait été bombardé par la suite. C’était un crève-cœur pour lui de le voir sinistré de la sorte, totalement ravagé.

Voix F3 : Il existait, en contrebas du pont Saint-Hélier, près du collège Saint-Thomas aujourd’hui, un grossiste de l’Economique, l’ancêtre des STOC ou des Champion d’aujourd’hui. Un jour, il a été bombardé. Ce jour-là, avec ma mère, nous faisions nos courses dans un autre magasin, près de la voie ferrée, à l’Economat, un magasin d’entreprise pour cheminots, situé à l’angle du Pont Saint-Hélier et de la rue Saint-Hélier. Ma mère avait décidé d’y aller plutôt qu’à l’autre, ce jour-là, parce qu’elle trouvait que c’était plus pratique avec les tickets de rationnement. La vie tient aussi à ce genre de hasards.

Voix F2 : De toute façon, les abris étaient, en général, très précaires. Le nôtre, rue Maurice Hay actuellement, une bombe serait tombée dessus, je vous raconte pas le carnage. Mais nous, les enfants, on s’en préoccupait pas trop.

Voix H1 : Ce n’est pas pour rien qu’on dit que la jeunesse est insouciante. Je me souviens d’un bombardement, je ne sais plus lequel, les adultes se cachaient, certains faisaient des signes de croix, se mettaient à genoux : ils voyaient la fin arriver. Nous, les garçons, on était en train de jouer dehors, ça bombardait, on ne faisait pas attention, on continuait à jouer.

Voix F3 : Cette insouciance, ce mépris du danger, ça a eu des conséquences dramatiques à la fin de la guerre. Quand les Allemands sont partis, beaucoup de jeunes se sont précipités sur les lieux qu’ils avaient abandonnés, pour récupérer la poudre.

Voix H4 : Avec d’autres petits, j’allais au bois de Soeuvres. On démontait la tête des obus pour faire de la poudre à pétards.

Voix F2 : On avait beau leur dire de faire attention, certains garçons étaient intenables. Ils s’acharnaient à aller récupérer la poudre pour leurs cartouches. On chassait beaucoup à cette époque et la plupart des gens fabriquaient leurs cartouches. Certains récupéraient aussi le cuivre des obus avec l’espoir de le vendre ou pour en faire des bijoux. C’est comme ça que le frère d’une amie, qui habitait la ferme du Landry, a eu un accident, au poste de DCA de l’actuelle station Total : une grenade a explosé et lui a arraché les deux mains.

Panonceau : Fin du deuxième tableau.




Troisième Tableau 

Même dispositif scéniqu
e que pour le premier et toujours 4 voix mais aussi des « masques » pour permettre la multiplication des personnages. 

Voix F2 : Entre les deux guerres et même un peu après, ici, c’était un quartier rural.

Voix H4 : Très rural, vraiment très rural, Céline.

Voix H1 : Avant la guerre 39-45, dans l’îlot de la Motte-Baril dont on vient de terminer l’urbanisation, il y avait, à l’emplacement où se trouve aujourd’hui le stade des cheminots, un bras de la Vilaine qui passait sous la voie de chemin de fer.

Voix F3 : Et ce cours d’eau, à certains endroits, servait d’abreuvoir aux animaux des fermes voisines : la ferme de la Motte-Baril, bien sûr, mais aussi celle du Champ Robin, rue de Chateaugiron, entre autres.

Voix F2 : A l’époque, la Motte-Baril constituait un petit village. Tout le monde se connaissait. On se rencontrait, surtout l’été, au bord de la rivière.

Voix H4 : Chacun avait son bout de jardin, limité par la rivière, alors on se retrouvait là, pas autour d’un barbecue, mais autour de petits foyers où on faisait griller de la viande, de la saucisse.

Voix F3 : Les hommes pêchaient, les femmes faisaient la cuisine, les enfants jouaient…

Voix H1 : J’avais un oncle qui travaillait avec mon père à la Brosserie Oberthur, à l’emplacement actuel du lotissement des Grands Chênes. Il habitait là, à la Motte-Baril, et effectivement, le dimanche, on allait le voir. C’est lui qui m’a appris à pêcher.

Voix F3 : En dehors de cette convivialité de ce qu’on n’appelait pas encore le week-end, il y avait une sorte de camaraderie de bout de jardin. Les gens se parlaient par dessus les haies. Et comme ils étaient tous jardiniers, amateurs ou professionnels mais surtout amateurs, ils échangeaient, avec les nouvelles du jour, des plants, des semis, voire quelques légumes.

Voix F2 : Et puis, il y avait les lapins. Presque tout le monde en élevait, alors on parlait des naissances, des maladies… En cas de besoin, on empruntait un mâle. Et, on discutait recettes entre femmes.

Voix H1 : On a peine à imaginer cela maintenant, Céline, mais la progression de la ville a été lente, très lente... Tenez, je suis arrivé dans ce quartier en 1926. Mes parents habitaient dans une impasse qui n’avait pas de nom, entre la rue de Chateaugiron et la rue de Vern, actuellement rue Michel Colomb, soit à la hauteur de l’avenue Monseigneur Mouëzy. Eh bien, au-delà de notre maison, il n’y avait plus que des champs, des prés, des ruisseaux remplis de grenouilles. Le boulevard Léon Bourgeois n’existait pas. Il y avait encore des fermes, rue de Vern.

Voix F2 : A cette hauteur-là, dans la rue de Chateaugiron, il n’y avait pas de trottoirs, seulement de grands fossés qui recevaient tous les… « Déchets » des ménages !

Voix H4 masque : Moi, je suis arrivé dans ce quartier en 1939, j’avais 4 ans. Tout le quartier actuel de La Poterie, c’était des champs, des fermes.

Voix F3 : Sans oublier le manoir de La Poterie, là où se trouve le restaurant « La Fontaine aux Perles »… On racontait que le propriétaire, un comte, devenu veuf, avait épousé son employée de maison qui était ainsi devenue comtesse, puis qu’il était parti à Paris et lui avait laissé le manoir !

Voix H4 masque : Mes parents avaient obtenu un logement, si on peut dire, dans une ancienne ferme, au lieu dit La Métrie, ce qui correspond au fond de la rue Maurice Hay, actuellement, une rue qui démarre sur la gauche au tout début de la rue de La Poterie et qui aboutit avenue de Cork.

Voix F2 : Il y avait un monde fou, dans cette cour de ferme !

Voix H4 masque : Je pense bien : 12 familles et 32 enfants en tout. C’était une ancienne ferme complètement désaffectée. Il n’y avait plus d’animaux, plus rien, tout était occupé : l’ancienne étable, la porcherie, etc. On avait fait dans tout ça un minimum de transformations.

Voix H1 : Vous aviez au moins l’eau dans la cour.

Voix H4 masque : Pas du tout. Pas d’électricité, pas de gaz, pas de WC, rien, rien de rien. L’eau, on allait la chercher à 300 mètres. Il y avait un seul robinet et, quand il gelait en hiver, on attendait trois jours le plombier !
Mes parents avaient hérité d’un grenier où on avait créé un semblant de fenêtre et installé des semblants de cloison. Le plancher de sapin était criblé de coups de fourche. On s’éclairait avec deux lampes et pour tout chauffage on ne disposait que d’une cuisinière à bois. Par contre, de l’eau, par la toiture, on avait tant qu’on voulait !

Voix F3 : Tout autour de cette ferme, il y avait plein de terrains vagues, non ?

Voix H4 masque : Oui, oui. Ça faisait le bonheur de mon père qui adorait jardiner. Je crois qu’il pratiquait une sorte de troc. Il donnait des fruits et des légumes aux propriétaires des terrains en échange du droit de les cultiver. C’est comme ça que mes parents buvaient un petit peu de bière : ils en troquaient avec un voisin qui travaillait à la Brasserie Graff. Ils vendaient aussi quelques légumes à d’autres voisins.

Voix F2 : Et pour le bois, vous alliez faire des corvées de bois mort ?

Voix H4 masque : Ça arrivait, mais pas souvent. Mon père allait souvent « faire du bois » dans la propriété d’un noble, du côté de la rue de Fougères. Ma mère, ma sœur et moi allions parfois avec lui, à la journée. On emportait notre casse-croûte et on mangeait sur place. Quand mon père abattait un arbre, il avait le droit de garder les racines pour nous.
En 1950, on a déménagé juste à côté dans la rue Delourmel. On a construit la maison entre nous, avec les moyens du bord et l’aide d’un maçon. Le quartier n’avait guère changé : dans notre rue, il n’y avait que des champs.

Voix F2 : Ça, je pense bien. J’ai moi-même vécu, de 1939 à 1959, rue Rapatel : c’est la rue qui rejoint la rue Le Dantec à l’avenue de Cork et qui longe l’actuel Cercle Paul Bert Rapatel. A l’époque, l’avenue de Cork n’existait pas. Notre rue, comme l’actuel Boulevard Franklin Roosevelt, ne débouchait pas. Après la dernière maison, ce n’étaient que des champs. C’était la même chose après l’école de la rue de Vern, qu’on appelle Carle Bahon aujourd’hui.
Je garde vraiment l’impression d’un quartier isolé, éloigné du centre. Pensez que pour prendre le tramway, il fallait se rendre à la Croix Saint-Hélier.

Voix F3 : C’est tout à fait conforme à ce dont je me souviens. Pour ma part, je suis arrivée dans la ferme des Hautes-Ourmes, à peu près à l’emplacement de l’actuel centre commercial Sainte-Elisabeth, près de l’hôpital Sud, en 1945. Tout autour de nous, sur le chemin de ronde, il n’y avait que des maisons de fermes. Les premières « maisons de ville », à cette époque-là, je les situe à la hauteur de l’actuelle rue de Bel-Air.

Voix H1 masque : En fait, les choses ont commencé à bouger doucement à la fin des années 50. Ma femme et moi avons fait construire en 1954-55, rue Le Dantec. C’est la rue qui rejoint la rue de Vern à la poste de la rue de Chateaugiron. On peut dire que cette rue a été créée à ce moment-là. Empierrée, du moins, car jusque-là, ce n’était qu’un chemin de terre. Enfant, j’avais gardé les vaches à cet endroit. Au moment où nous construisions, le Cercle Paul Bert n’était encore qu’une baraque de bois couverte en goudron. Elle avait été construite par des prisonniers allemands après la guerre et avait abrité la troupe de théâtre du quartier avant de servir au ping-pong puis aux joueurs de boules. A l’époque, le café qui faisait aussi restaurant, à Bel-Air, nous paraissait marquer, en quelque sorte, la fin de la civilisation.

Voix F2 : Un moment important, je crois, c’est la construction du secteur qui entoure l’église Saint-Joseph.

Voix F3 : Tout à fait. Quand on construit l’église Saint-Joseph, en 1958, elle est tout à fait à la limite de la ville. La rue Monsieur Vincent n’existe pas et on peut dire que les vaches viennent brouter à la porte de l’église.

Voix H4 masque 2 : C’est vrai qu’on était alors totalement à la campagne. J’ai moi-même emménagé, en juin 58, rue Jacques Tarrière. C’est une petite rue parallèle au boulevard Léon Grimaud, à peu près à la hauteur du centre commercial du Landrel. En bas de notre jardin, c’était un champ immense et, au bout du champ, on tombait sur le chemin de ronde.
Je peux dire que mes enfants ont été élevés à la campagne. La nature, c’était chez eux. Vous comprenez le déchirement quand ça a commencé à construire. Un jour, mon fils rentre en pleurant. Je lui demande ce qui se passe. Entre deux sanglots, je réussis à comprendre : « Ils sont en train d’abattre les arbres ». J’essaie de le consoler mais il pleure de plus belle : « Et mes oiseaux, qu’est-ce qu’ils vont devenir, mes oiseaux ? Où est-ce qu’ils vont aller ? »

Voix H1 : Eh oui ! on en revient là : la construction du lotissement autour de l’église a sonné l’heure de la transformation du secteur. Petit à petit, le quartier est devenu un quartier ouvrier à plus de 90 %, avec une majorité de cheminots et de gens qui travaillaient chez Ouest-France.

Voix F2 : Et à la brasserie Graff ! C’était un quartier jeune : pour 5.000 habitants, il y avait 1.520 enfants au catéchisme. Par comparaison, et même en tenant compte de la déchristianisation, il n’y en a plus aujourd’hui que 50 alors que la population totale dépasse les 20.000 habitants !

Voix F3 : L’histoire de la construction de cette église n’est d’ailleurs pas banale. Elle avait initialement été conçue pour être une salle de cinéma : les sièges avaient même été installés ! Et, -est-ce que c’est lié ?- le jour de l’inauguration, le mur du fond avait été orné de dessins, euh…, de dessins… un peu…

Voix H1 : N’ayons pas peur des mots : de dessins pornographiques !

Voix H4 : C’est que les gens qui nous représentent la vie dans les quartiers autrefois sous des couleurs toutes roses ont des problèmes de mémoire. L’époque actuelle n’a pas inventé l’insécurité. Par exemple, lors des kermesses, les hommes étaient obligés de garder la nuit les stands qu’ils avaient préparés. Et une fois on a quand même réussi à voler toute la sono !

Voix H1 : On a oublié que le début des années soixante a vu arriver dans le quartier des populations qu’on n’appelait pas encore spécifiques mais qui n’avaient plus rien de rural. Je me souviens d’avoir vu, en 1965, au fond de la rue de La Poterie, qui se terminait encore en cul de sac, une cité dite d’urgence, la cité de La Noë, qui abritait dans des petites maisons identiques, flanquées d’une espèce de garage, une quinzaine de familles en difficulté. On bricolait beaucoup là-dedans.

Voix F2 masque : Et pourtant la ville était encore loin de ses limites actuelles. En 1962, nous avons fait construire au 193 de la rue de Vern. Entourés de 2 ou 3 maisons anciennes, nous représentions les premières maisons de Rennes. Le boulevard Paul Hutin-Desgrées n’était encore qu’un chemin charretier, simplement empierré, dont la largeur ne dépassait pas beaucoup les deux mètres. C’était le chemin de ronde. Il servait de liaison entre la rue de Vern et la rue de Chateaugiron et se poursuivait en direction de la rue de Nantes. J’avais obtenu le permis de construire à cet endroit car j’avais un puits sur mon terrain. Il fonctionne toujours d’ailleurs.

Voix F3 : Il y avait aussi, me semble-t-il, un puits commun sur le chemin de ronde.

Voix F2 masque : Heureusement, car l’eau de mon puits n’était pas potable et le service d’eau n’est arrivé qu’en 1968. Et encore, l’installation n’a pas été complète avant 1972.

Voix H4 : le Bois des Hautes Ourmes n’était pas encore aménagé à ce moment-là.

Voix F2 masque : Ah, non ! Il était encore à l’état sauvage. On y trouvait une trentaine de tombes de soldats allemands et italiens qui ont été supprimées vers 65-66 et une petite chapelle. Celle-là, je l’ai regrettée. Elle me plaisait bien.

Voix F3 : A cette époque , le bois était encore parcouru de douves profondes : lieux privilégiés de pêche aux têtards pour les enfants. Et le ruisseau du Blosne y coulait : il débordait fréquemment.

Voix H4 : Dans mon souvenir, je vois de nombreux champs en friche de l’autre côté du chemin de ronde.

Voix F2 masque : Oui, la ville avait déjà acheté un grand nombre de terrains en prévision de son extension future.

Voix H1 masque 2 : Je ne voudrais pas vous froisser, vous qui habitez depuis longtemps dans ce quartier, mais quand j’y suis arrivé en 1971, ça m’a fait un drôle d’effet.
J’ai fait construire dans la rue des Frères Normand. C’est une petite rue qui prend à peu près en face de la rue Monsieur Vincent, de l’autre côté de la rue de Vern, et qui aboutit à l’avenue de Cork. Eh bien, quand j’y suis venu, moi qui habitais rue de Nantes, à Saint-Jacques, j’ai eu l’impression de me retrouver en pleine campagne, un vrai changement d’époque. D’ailleurs, un ami qui est venu me voir a observé : « Tiens, tu as acheté dans la zone ! »

Voix F2 : Ah ! mais la rue des Frères Normands, c’était quand même une rue spéciale. C’était bien celle où il y avait des roulottes de forains.

Voix H1 masque 2 : Quand nous avons habité là, il n’y avait plus qu’une vieille femme dans sa roulotte. Elle avait eu dix ou douze enfants. Elle n’était pas méchante mais elle avait ses habitudes. Par exemple, son seau, son seau hygiénique, elle le vidait toujours dans la haie. Et puis quel bazar, chez elle.

Voix H4 : De toute façon, dans cette rue, c’était vraiment un peu le b…, le bazar.

Voix H1 masque 2 : Oui, une colonie de vacances y avait eu ses quartiers : elle avait abandonné deux cents lits en ferraille. Il a fallu deux gros camions pour les évacuer. Tout ça, ça contribuait à donner à la rue un aspect, délabré en quelque sorte. Et c’est sans doute pour ça que certains terrains sont restés dix ans sans trouver preneur. Pourtant, les rues autour c’était bien. Beaucoup de cheminots, des retraités particulièrement, y vivaient, dans ces petites maisons toutes semblables qui sont caractéristiques des quartiers cheminots.

Voix F2 : Eh bien, vous savez quoi ? Notre quartier, maintenant c’est la ville, on peut pas dire. Et pourtant, il est encore bien vert. Quand je marche à pied, je retrouve des petits coins de campagne. On a gardé de grands chênes. Et même des bouts de chemins creux. Moi, c’est ça qui me plaît…

Panonceau : Fin du troisième tableau.



Quatrième Tableau

Même dispositif scénique que pour le premier et toujours 4 voix.
Voix F3 : Ce qui vous surprendrait le plus, je pense, Céline, si on vous transportait à cette époque, l’entre-deux guerres et l’immédiat après-guerre, ce sont les relations économiques entre les gens.

Voix H1 : Les fermes étaient au cœur d’un vrai réseau commercial : elles ne se contentaient pas de produire, elles généraient autour d’elles toute une série d’échanges de biens ou de services.

Voix F2 : Par exemple dans certaines fermes, comme celle de la Motte-Baril ou du Champ Robin dont nous avons déjà parlé, on pouvait aller acheter directement du lait.

Voix H4 : En sortant de l’école, c’était à peu près l’heure de la traite des vaches, avec les voisins nous allions acheter du lait tout juste sorti du pis, encore chaud.

Voix F3 : Oui, il y avait les gens qui venaient acheter à la ferme : le lait, bien sûr, mais aussi les œufs, le beurre, le cidre, les pommes, les pommes de terre, la volaille et les lapins parfois quand le fermier avait des excédents. Je crois me rappeler qu’on suivait à peu près le cours des Lices : on devait regarder sur le journal. Mais on trouvait aussi des ouvriers qui emportaient ces produits en échange de services qu’ils rendaient. Dans la ferme de mes parents, à la fin de la guerre, à l’époque des foins ou de la moisson par exemple, mon père employait, en extra, des cheminots ou des ouvriers de la brasserie Graff qu’il payait en partie en nature. On fournissait aussi les propriétaires, c’était compris dans le fermage et j’apportais du lait à l’école.

Voix H1 : C’est peut-être cela d’ailleurs, cette espèce d’économie parallèle, qui explique la rareté des commerces, à cette époque-là. Dans les années 30, dans le haut de la rue de Chateaugiron, il n’y avait pas de commerces. Le plus proche se trouvait au cimetière de l’est. Il y en avait rue de Vern, mais pour nous c’était loin : entre la rue de Chateaugiron et la rue de Vern, ce n’étaient que des chemins.

Voix F2 : Rue de Vern, ce n’était guère mieux, de toute façon. Les commerces se trouvaient dans le bas de la rue. Je me souviens de la boulangerie en face de l’école Carle Bahon actuelle et de l’épicerie tenue par une Mme Denis. Quand on s’y trouvait tôt le matin, on voyait le fermier qui lui apportait son lait, encore tiède, dans de gros bidons et il lui livrait le beurre en grosses mottes qu’elle finissait de pétrir dans une grande jatte. On se servait soi-même avec une grande cuillère en bois sur du papier sulfurisé et on allait poser son beurre sur la balance. Là, Mme Denis le tapotait de chaque côté pour essayer de lui donner un peu de forme.

Voix H1 : Moi, je me souviens d’une épicière, je ne sais plus comment elle s’appelait, qui préparait ses morceaux de beurre devant le client dans des moules, en y faisant des petits dessins avec une espèce de roulette en bois.
Pour le lait, nous n’allions pas l’acheter à la ferme. On nous le déposait à la maison. M. Aubrée, qui tenait une ferme à l’emplacement actuel de la CRAM, allait tous les jours porter son lait dans les commerces en ville, avec son cheval. On avait un pot à lait, qu’on appelait un buis, et qu’on accrochait au grillage : en passant, M. Aubrée nous le remplissait. A la fin de la semaine, sa femme passait se faire payer.

Voix F2 : Nos voisins étaient approvisionnés de cette façon–là aussi. Par contre, eux, ils mettaient l’argent pour le lait dans leur buis : de temps en temps, il disparaissait et ça faisait des histoires !
Mais, ce que je voulais dire, c’est que les fermiers, en ville, ne livraient pas que les commerces, ils avaient aussi une clientèle particulière.
Une de mes amies m’a raconté que comme elle aimait les chevaux, elle était allée très jeune faire les livraisons en ville et qu’elle avait eu une des grandes peurs de sa vie le jour où, pour la première fois, elle avait dû prendre l’ascenseur pour apporter son lait à un client de l’avenue Barthou.

Voix H1 : Ça nous ramène à ce que je disais : la vente directe effectuée par les paysans devait gêner le développement du petit commerce. Pensez que, à la fin des années soixante, si je me souviens bien, au moment où on a commencé à construire face à l’école Léon Grimault, comme il n’y avait pas d’épicerie, une habitante a ouvert un commerce dans son garage ! Le boulanger, qui avait senti qu’il y avait de la clientèle en vue, passait en voiture…

Voix F2 : Il faut quand même dire que tout le monde trouvait son intérêt dans ce système, à une époque où il n’y avait pas beaucoup d’argent en circulation. Au moins, on n’achetait que ce dont on avait besoin et on était sûr des produits qu’on achetait.

Voix H4 : C’est vrai. On voit d’ailleurs que les magasins à la ferme ou les magasins qui vendent des produits fermiers redeviennent à la mode.
En plus, j’avais l’impression qu’à l’intérieur de la ferme, chacun avait son rôle à tenir.

Voix F3 : Absolument. Chez nous, c’était maman qui s’occupait de tout ce qui tournait autour du lait, des volailles et des lapins.
La corvée d’écrémeuse ou de baratte, c’était souvent les enfants. On écrémait le lait aussitôt trait pour séparer la crème du petit lait : la crème servait à faire le lait et le petit lait était donné aux cochons. On tournait l’écrémeuse à la main : ma sœur, qui adorait lire, coinçait son livre dans une encoignure de la machine et lisait en tournant mais, quand l’histoire était trop passionnante, elle ralentissait ou même elle s’arrêtait, alors, gare à la claque !
Chez nous, la baratte était une baratte basculante, on ne pouvait rien faire en la tournant et c’était long. Quelquefois, il fallait rajouter un peu d’eau chaude car, en-dessous d’une certaine température, le beurre ne se faisait pas…

Voix H4 : J’avais un ami dont le père était fermier : chez eux, manifestement, le cidre était le domaine du père.

Voix F3 : Chez nous aussi. Tout ce qui concernait la culture, les arbres et donc les pommiers et le cidre, c’était une affaire d’hommes. Il n’y avait que pour le ramassage ou le gaulage des pommes qu’on faisait appel aux femmes et aux enfants.

Voix H4 : Chez mon ami, le broyeur pour les pommes était actionné par un cheval. Ensuite, il fallait remplir le pressoir : une couche de pommes broyées, une couche de paille et comme ça à tour de rôle, un certain nombre de fois. Après, on met des planches dessus et un gros bloc de bois, le mouton. Enfin, il fallait faire descendre le mouton, d’abord à la main puis avec une barre, pour presser tout ça.

Voix F3 : A la maison, le soir, papa nous emmenait tirer sur la barre pour serrer le marc, autrement dit faire descendre le mouton. On en était tout fiers !

Voix H1 : Le cidre, ça avait un aspect magique. Même moi qui ne vivais pas dans une ferme, j’étais passionné et j’allais le voir faire. Je crois encore sentir l’odeur de la pomme et de la paille écrasées et du jus qui tombait dans une cuve au bout du pressoir.

Voix F2 : C’est surtout l’odeur du cidre qui bouillait, qui fermentait dans son tonneau en rejetant une espèce d’écume jaunâtre, dont je me souviens.

Voix F3 : Cette phase-là durait de 8 à 10 jours, puis on mettait la bonde sur le tonneau et on laissait encore reposer un mois, un mois et demi avant le premier soutirage. On enlevait une petite cheville sur la façade du tonneau et le cidre s’écoulait dans une grande bassine en cuivre qu’on appelait une pelle. Grand moment : chacun y allait de son commentaire sur la couleur, l’aspect, l’odeur laissant présager une bonne année ou non. Quand les enfants voulaient un peu trop jouer aux grands, ils se faisaient remettre à leur place par un « tais-toi donc, morveux !» qui n’admettait pas la réplique. On récupérait comme ça tout le cidre qu’on remettait en barriques ou en fûts, jusqu’à ce qu’apparaisse la lie du fond.

Voix F2 : On s’imagine mal l’importance qu’avait le cidre dans le revenu des agriculteurs de Rennes et des environs.

Voix H1 : C’est que dans les cafés on buvait beaucoup de cidre et que les cafés étaient nombreux.

Voix H4 : Il m’est arrivé une fois ou deux d’assister à une livraison : c’était pittoresque. Bien plus que les livraisons de bière, même si elles se faisaient, elles aussi avec des voitures à cheval.

Voix H1 : En général, le paysan arrivait assez tôt (pour éviter les embouteillages ?) avec son tombereau attelé d’un ou plusieurs chevaux. Il transportait plusieurs barriques ou le plus souvent des fûts, ceux-ci pouvaient contenir 3 ou 6 barriques. Les plus gros dépassaient les 1200 litres.

Voix H4 : Le plus spectaculaire, c’était la livraison des cafés qui avaient une cave en sous-sol. C’était là qu’entrait en jeu la corporation des encaveurs.

Voix F2 : C’était des sortes de forts des halles qui armés d’un poulain (une sorte d’échelle constituée de deux forts madriers réunis par quelques barreaux), d’une chèvre (un tronc d’arbre soigneusement écorcé qui se terminait par une fourche) et d’une bonne corde se faisaient forts de descendre n’importe quel fût dans n’importe quelle cave.

Voix F3 : Ils étaient très fiers de leur métier mais ils n’avaient pas toujours bonne réputation.

Voix H1 : C’est que c’était un métier difficile et qui donnait soif !

Voix F2 : Exactement comme de raconter des histoires !

Panonceau : Fin du quatrième et dernier tableau. 

Info la Poterie (avril 24)

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